Professionnels incorporés : combien vaut le RRQ ?
Le débat sur le mode de rémunération optimal pour le professionnel incorporé semble éternel. Devrait-on se verser un salaire, un dividende ou une combinaison des deux? Dans le dernier cas, quelle est la répartition idéale? Les règles changent constamment et, puisque cette décision peut être revue annuellement, la question revient souvent.
Pour une seule année, l’analyse de l’avantage d’un ou de l’autre mode de rémunération est relativement simple à effectuer : fréquemment, le versement de dividende s’avère plus profitable. Toutefois, si l’on souhaite examiner la situation dans un contexte plus large, incluant notamment des considérations de retraite, la démarche devient plus complexe.
Il faudra alors évaluer la pertinence de cotiser au régime de rentes du Québec (RRQ), au régime enregistré d’épargne-retraite (REER) ou à tout autre régime de retraite. Se concentrer strictement sur l’aspect fiscal ne suffira pas pour parvenir à une conclusion valable. Cet article traite surtout de l’intérêt de cotiser (on non) au RRQ.
Commençons par un simple rappel des préalables pour le versement de salaire ou de dividende.
Salaire
Le versement de salaire est conditionnel à ce que des services soient réellement rendus à la société par actions (SPA). Précisons également que cette rémunération doit aussi être justifiable, c’est-à-dire en lien avec ce que le marché paierait pour le travail fourni. Cette restriction implique qu’on ne peut pas rémunérer son enfant à raison de 100 000 $ par année pour nettoyer les locaux de la SPA ou encore de le payer, à partir de la SPA, pour couper le gazon ou ranger sa chambre.
De plus, le salaire constitue une dépense déductible pour la SPA; cette dernière n’est donc pas imposée sur ces sommes. Le versement de salaire entraîne en revanche l’acquittement de charges sociales au niveau de la SPA (RRQ, Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), Fonds des services de santé (FSS)) et au niveau personnel (RRQ, RQAP). Le revenu touché sous forme de salaire est imposé à un taux relativement élevé (maximum de 53,305 % en 2019 pour les hauts salariés).
Dividende
Contrairement au salaire, le paiement de dividende ne nécessite pas que des services soient rendus à la SPA. Si la SPA déclare un dividende à une classe d’actions, il est versé aux détenteurs d’actions de cette classe. Toutefois, la réforme fiscale pilotée par le ministre Morneau en 2017 a énormément diminué l’avantage de verser des dividendes à des tiers (conjoint ou enfants).
Le dividende ne constitue pas une dépense déductible pour la SPA; cette dernière sera imposée sur ces sommes. Toutefois, aucune charge sociale ne sera imputée à la SPA même si l’actionnaire devra tout de même débourser une cotisation au FSS. Le dividende est imposé moins lourdement que le salaire (maximum de 46,247 %[1] en 2019 par rapport à 43,939 % au début de 2018). Il ne suffit pas de comparer simplement le taux maximal d’imposition du dividende (46,247 %) à celui du salaire (53,305 %), car le dividende versé à l’actionnaire a été, en premier lieu, imposé au niveau de la SPA, ce qui n’est pas le cas du salaire.
Analyse des éléments à caractère retraite
Au-delà de la charge fiscale, il faut considérer d’autres éléments en lien avec la retraite, à savoir la participation au RRQ et l’octroi de droits REER. Dans la mesure où le salaire dépasse l’exemption annuelle de 3 500 $, son versement implique le paiement des cotisations au RRQ tant par la SPA que par l’optométriste. Or, ces dernières ne constituent pas une dépense comme telle, mais plutôt une forme d’épargne forcée, souvent lucrative d’ailleurs (à l’exception de la situation où le professionnel a déjà accumulé la rente de retraite maximale du RRQ).
Valeur du RRQ
Avant de quantifier la valeur de ce régime, il sera important de qualifier celui-ci. Le RRQ est essentiellement un régime de retraite à prestations déterminées. Sa prestation maximale s’élève à 13 855 $ à 65 ans en 2019 (sans tenir compte de la bonification annoncée en 2017); et elle est versée sous forme viagère. De plus, le régime offre des prestations en cas d’invalidité et au moment du décès (prestation forfaitaire, rente aux enfants mineurs et rente au conjoint survivant).
Les préoccupations concernant la pérennité du régime ont fait couler beaucoup d’encre, surtout dans les années suivant la débandade boursière de 2008-2009. Si les évaluations actuarielles du régime ont effectivement causé souci, force est d’admettre que les ajustements apportés entre 2012 et 2016, notamment l’augmentation du taux de cotisation (pour l’employeur et l’employé) et des pénalités en cas de retraite anticipée, l’ont grandement stabilisé. Le régime est actuellement en très bonne santé financière.
Maintenant, comment quantifier la valeur du RRQ? Il s’agit de comparer le coût des cotisations à verser tant par la SPA que par le particulier et les prestations à recevoir. Sans tenir compte de la bonification du régime annoncée en 2017, prenons un exemple d’un professionnel incorporé âgé de 60 ans qui a cotisé le maximum au RRQ au cours des 35 dernières années. Il prévoit prendre sa retraite à 65 ans et demander sa prestation du RRQ à ce moment. Son relevé de participation au RRQ fait état des montants mensuels suivants payables à 65 ans :
- Montant actuel : 1 012 $
- Montant projeté : 1 155 $
On peut donc conclure que le fait de cotiser au RRQ durant les cinq prochaines années permettra au professionnel d’accumuler une rente supplémentaire de 143 $ par mois (différence entre 1 012 $ et 1 155 $), soit 1 716 $ annuellement. Notons que le montant de cette rente supplémentaire est présenté en dollars de 2019, la rente supplémentaire versée en 2024 sera effectivement plus élevée. Rappelons que les prestations seront également indexées. La conclusion découlant de cette analyse pourrait être différente si, par exemple, le professionnel incorporé était en mauvaise santé ou s’il avait déjà cotisé au régime les sommes nécessaires pour recevoir la rente maximale.
En utilisant des hypothèses de calcul[2], on peut estimer que cette rente supplémentaire vaut aujourd’hui 34 800 $. On peut donc conclure que le fait de cotiser durant la prochaine année au RRQ permet d’accumuler une valeur approximative de 6 960 $ (20 % du montant de 34 800 $ accumulé en cinq ans). Pour la prochaine année, les cotisations maximales au RRQ représenteront un déboursé de 2 991 $[3] pour la SPA et un même montant pour le particulier. Sans considérer les éléments de fiscalité, un total de 5 982 $ aura été versé au régime et aura permis d’acquérir une rente annuelle supplémentaire d’une valeur estimée de 6 960 $. La décision de cotiser au régime s’avère donc profitable.
Le montant actuel représente, en dollars d’aujourd’hui, la rente payable à 65 ans si aucune autre cotisation n’est effectuée au RRQ (si l’optométriste décidait de se verser exclusivement des dividendes d’ici ses 65 ans). Le montant projeté constitue, en dollars d’aujourd’hui, la rente payable à 65 ans si on continuait de cotiser au régime jusqu’à 65 ans (si l’optométriste décidait de se verser annuellement des salaires dépassant le salaire cotisable au RRQ d’ici ses 65 ans).
Conclusion
Nous avons présenté ici un élément de réflexion, parmi tant d’autres à considérer, quant au choix annuel du mode de rémunération. La décision de se payer à salaire ou à dividende influence les aspects liés à la retraite. N’hésitez donc pas à consulter des professionnels pour prendre des décisions éclairées pouvant avoir des conséquences importantes à court et à long terme.
[1] Il s’agit d’un taux d’imposition de dividendes ordinaires (essentiellement ceux provenant de sa propre SPA). Les dividendes déterminés, notamment ceux reçus de grandes corporations, sont imposés à un taux plus faible (maximum de 39,998 % en 2019).
[2] Âge au décès : 90 ans, rendement annuel : 3,5 %, inflation annuelle : 2 %, croissance future des salaires : 3 %.
[3] Aux fins de l’illustration, nous n’incluons pas la bonification au RRQ annoncée en 2017, mais utilisons le taux de cotisation supplémentaire découlant de cette dernière.