ALENA : gardons la tête froide
En 1992, les États-Unis, le Canada et le Mexique ont créé la plus vaste zone de libre-échange au monde, un territoire sur lequel on dénombre environ 480 millions d’habitants. En signant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui est entré en vigueur deux ans plus tard, en 1994, les trois pays ont convenu de remplacer l’Accord de libre-échange (ALE) que les États-Unis et le Canada avaient conclu en 1987 et qui était en vigueur depuis 1989.
L’ALENA résultait en quelque sorte d’une extension de l’ALE dont les éléments clés portaient sur l’élimination des droits de douane et la réduction de nombreuses barrières non tarifaires. En plus d’être l’un des premiers accords multilatéraux à couvrir les échanges de services, l’ALE prévoyait un mécanisme de règlement équitable et « diligent » des différends.
L’entente conclue initialement par le premier ministre du Canada (Brian Mulroney), le président des États-Unis (George H. W. Bush) et le président du Mexique (Carlos Salinas de Gortari) a été renégociée en 1993, à la suite de l’élection du président Bill Clinton, avant d’être ratifiée par les élus canadiens, américains et mexicains.
Contrairement à l’Union européenne (UE) qui est une association politicoéconomique de 28 États membres, l’ALENA est une entente de libre-échange qui régit uniquement la circulation des biens et des services en franchise des droits de douane pour les pays membres.
Concrètement, l’ALENA vise à lever les obstacles au commerce des produits et services, tout en favorisant les investissements et la concurrence loyale dans le respect des droits de propriété intellectuelle. L’ALENA n’est donc pas une union douanière ni un marché commun.
Bon nombre de spécialistes en tracent un bilan global positif, en signalant entre autres que le produit intérieur brut (PIB) de chacun des trois pays signataires a connu une croissance notable et que le flux de leurs échanges commerciaux a quadruplé : au début de 2017, il se chiffrait à 1 100 milliards de dollars par année. Les échanges entre le Canada et les États-Unis ont triplé depuis l’entrée en vigueur de l’accord, tandis que le commerce de marchandises a plus que doublé depuis 1993. Entre le Canada et le Mexique, ce dernier s’est multiplié par neuf.
Par contre, d’autres spécialistes sont d’avis que ce bilan est mitigé et peu impressionnant sur les plans économique, social et environnemental. C’est notamment le cas des signataires de l’étude L’Accord de libre-échange nord-américain après un quart de siècle — Bilan provisoire rendue publique au début de juin par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). À leurs yeux, « près de 25 ans plus tard, (…) on peine à trouver les traces d’un développement économique soutenu que l’Accord aurait pu susciter. En fait, même l’impact brut sur le commerce semble incertain. En même temps, l’ALENA semble être à la source d’une désindustrialisation, et les salaires des travailleurs et des travailleuses n’ont guère augmenté pendant cette période ».
La disparité de ces jugements n’est pas anormale. Elle tient au fait que les grilles d’analyse des spécialistes et des organisations sont fortement influencées par les valeurs et les principes idéologiques, voire politiques qui les inspirent ou qu’ils promeuvent.
De l’avis de nombreux experts, l’ALENA ne mérite certainement pas les qualificatifs de « pire entente jamais négociée », de « plus désastreuse dans l’histoire du monde » ni d’« entente commerciale à sens unique qui a causé un carnage » que le président Trump répète à satiété pour le diaboliser. Bien que cette entente n’ait jamais fait l’unanimité, un état de situation exact quant à ses retombées et à ses impacts se situe entre les dithyrambes et les réquisitoires.
L’ALENA n’a certes pas empêché la montée du protectionnisme américain que l’actuel président des États-Unis a poussé à son paroxysme, d’abord en le brandissant comme un épouvantail durant les primaires présidentielles du Parti républicain et la dernière campagne électorale, puis en menaçant, depuis son installation à la Maison-Blanche, de le déchirer. Non sans raison, beaucoup de gens se demandent ce qu’il adviendrait si jamais le président Trump mettait ses semonces à exécution.
Dans une communication intitulée The NAFTA Renegotiation: What if the US Walks Away? et publiée en novembre 2017, l’Institut C. D. Howe a évalué que la fin de l’ALENA entraînerait une perte de 15 milliards de dollars pour l’économie canadienne, soit un recul de 0,6 point du PIB, de même que la perte de 25 000 à 50 000 emplois. Selon un ancien responsable des modèles informatiques d’Affaires mondiales Canada, M. Dan Ciuriak, les dommages causés par le ralentissement économique majeur en résultant seraient presque entièrement annulés si l’accord de libre-échange conclu entre le Canada et les États-Unis en 1987 était rétabli.
Selon M. Patrick Leblond, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, l’ALE existe toujours. En veilleuse depuis la ratification de l’ALENA, elle reprendrait vie quasi automatiquement si celui-ci disparaissait. Son opinion n’est toutefois pas partagée par des experts (surtout américains) selon qui les Canadiens seraient mal avisés de penser que l’ALE, qui a prévalu de 1989 à 1994, constitue une police d’assurance advenant la disparition de l’ALENA. Si jamais ce point de vue s’avérait exact, toutes les barrières tarifaires et non tarifaires seraient rétablies entre le Canada et les États-Unis, en vertu des normes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Dans un article intitulé « Protectionnisme américain : conséquences potentielles d’une guerre commerciale » et publié dans son édition numérique du 23 mars 2018, le mensuel financier français Le Revenu rapportait que le nouveau président de la Banque centrale américaine (Fed), Jerome Powell, était d’avis qu’une guerre commerciale menaçait les perspectives de développement économique, alors que son homologue de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, estimait que le protectionnisme mettait en danger la croissance potentielle de l’économie mondiale.
En pratique, le président Trump et son entourage font fi des multiples mises en garde du Fonds monétaire international (FMI) selon qui l’embellie planétaire est menacée par le protectionnisme américain, la croissance économique mondiale étant tributaire des échanges commerciaux à travers la planète.
En ce qui concerne plus particulièrement le Québec, le ministre des Finances, Carlos Leitão, a estimé, dans son dernier budget, que la fin de l’ALENA réduirait le PIB québécois de 0,5 % et entraînerait la disparition de près de 16 000 emplois. Il appert en effet que la forte concentration et la diversité de nos industries manufacturières nous rendent plus à risque que tout le reste du Canada, hormis l’Ontario.
On estime que 6,8 % de l’économie québécoise est menacée par le protectionnisme américain, comparativement à 8 % pour l’Ontario et 5,8 % pour la moyenne canadienne. Bien que notre économie soit l’une des plus exposées aux impacts de l’isolationnisme de nos voisins du sud, certaines études signalent que ceux-ci seraient probablement moins lourds que ce que la plupart des observateurs anticipent.
Le tumultueux dossier de l’ALENA est rempli de péripéties et tout indique que la situation n’ira pas en s’apaisant, étant donné l’impétuosité et l’imprévisibilité du 45e président des États-Unis.
Il n’en demeure pas moins que chaque jour, 400 000 personnes et plus de 2,4 milliards de dollars en biens et services traversent la frontière entre le Canada et les États-Unis; que le Canada est le plus grand marché d’exportation pour les marchandises des États-Unis et l’un des trois plus importants pays de destination des produits de 48 États américains; et que près de 9 millions d’emplois aux États-Unis dépendent du commerce et de l’investissement avec le Canada.
Ces données sont le reflet d’une réalité économique implacable qui, tôt ou tard, devrait finir par rattraper ceux qui s’évertuent à la nier ou à minimiser son importance. En attendant, le plus important est de garder la tête froide et de ne pas se laisser distraire par des déclarations incendiaires et des gazouillis intempestifs, comme le Canada l’a fait jusqu’à maintenant.