La crise nucléaire en Corée du Nord : fin du conflit à l’horizon ?
En mars dernier, dans le cadre de notre programme de soirées-conférences, nous avons accueilli M. Benoit Hardy-Chartrand, chercheur associé à la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques et professeur auxiliaire à la Temple University, Japan Campus. Sa conférence sur la crise nucléaire en Corée du Nord ayant été grandement appréciée par l’auditoire présent, nous avons décidé de vous en faire bénéficier en vous présentant ci-dessous l’analyse de notre conférencier invité sur la situation en Corée du Nord. Voici donc, à l’intention de nos lecteurs, un texte dont le contenu n’engage que son auteur.
Dans un renversement de situation remarquable, le président américain Donald Trump annonçait le 8 mars dernier avoir accepté de rencontrer le leader nord-coréen Kim Jong-Un. La Corée du Nord promettait également de cesser tout essai nucléaire ou de missiles et de « s’engager envers la dénucléarisation ». Cette annonce suivait le rapprochement inattendu entre les deux Corées à l’occasion des Jeux Olympiques de Pyeongchang, en Corée du Sud, lors desquels les deux pays ont défilé sous une seule bannière.
Il s’agissait d’un revirement spectaculaire, après plus d’une année de tensions extrêmes qui avaient fait craindre l’éclatement d’un conflit armé entre les États-Unis et la Corée du Nord. En effet, la crise nucléaire a atteint son paroxysme en 2017, alors que les avancées rapides dans les programmes nucléaire et de missiles du régime de Kim ont poussé l’administration Trump à envisager sérieusement la possibilité d’effectuer des frappes préventives. Une offensive contre la Corée du Nord aurait presque certainement provoqué le déclenchement d’une guerre, avec des conséquences désastreuses pour la région.
Après plus de 70 ans de tensions et d’antagonisme entre la Corée du Nord, la Corée du Sud et les États-Unis, pouvons-nous envisager la résolution de l’un des conflits les plus durables et complexes de la planète ? Pour mieux comprendre les chances de mettre fin aux hostilités et de voir la Corée du Nord démanteler son arsenal nucléaire, nous devons mettre les derniers développements en perspective et revenir sur la nature du conflit sur la péninsule coréenne.
La division de la péninsule coréenne à la fin de la Seconde Guerre mondiale a donné lieu à une situation géopolitique hautement précaire et volatile, avec de fréquents épisodes de crises entrecoupés de périodes d’accalmie temporaire. La Corée du Nord, sous la gouverne de son fondateur Kim Il-Sung, le grand-père de l’actuel dirigeant, s’est engagée dès les années 1980 dans son programme d’armements nucléaires ; Kim croyait que l’arme nucléaire offrirait à son régime une garantie de survie face à la superpuissance américaine, en plus de lui permettre d’augmenter son prestige national face à son grand rival du sud.
Bien que le régime nord-coréen travaille depuis près de quatre décennies à bâtir son arsenal nucléaire, les extraordinaires avancées technologiques qu’il a réalisées dans les 12 derniers mois ont déjoué presque tous les pronostics et forcé les agences de renseignement à revoir leur évaluation des capacités de Pyongyang. Le sixième essai nucléaire de la Corée du Nord, effectué le 3 septembre dernier, a atteint une puissance d’environ 250 kilotonnes, soit 10 fois plus que son cinquième essai nucléaire, à peine un an auparavant. Encore plus préoccupant, moins de trois ans plus tard, Pyongyang a testé avec succès un missile balistique intercontinental pouvant atteindre la côte est de l’Amérique du Nord. Le lendemain du lancement, l’agence de presse officielle de la Corée du Nord déclarait en grande pompe que le pays avait complété sa « force nucléaire étatique ».
Plus que l’essai nucléaire du 3 septembre, le test réussi du missile intercontinental Hwasong-15 change la donne puisqu’il démontre que la Corée du Nord possède maintenant un véhicule de lancement pouvant selon toute vraisemblance atteindre son ennemi juré. Si le régime de Kim parvient à miniaturiser l’arme nucléaire afin de placer une ogive au sommet d’un missile—ce qui, selon le Pentagone, pourrait être chose faite—il aurait un programme nucléaire pratiquement opérationnel. Grâce à ces développements rapides, la Corée du Nord a largement effacé les doutes qui subsistaient quant à sa capacité de frapper le territoire américain et d’avoir un effet dissuasif crédible.
Voilà pourquoi, après quatre décennies à déployer d’importants efforts et ressources dans le but de développer son programme nucléaire, la nouvelle voulant que la Corée du Nord déclare être disposée à s’en départir a suscité la surprise chez tant d’observateurs. Qu’est-ce qui a pu provoquer ce virage extraordinaire ? Deux raisons principales peuvent l’expliquer.
En premier lieu, le régime de Kim a fait l’objet en 2017 d’une pression internationale sans précédent. Bien que le pays subisse des sanctions depuis plus d’une décennie, les nombreuses provocations de Kim Jong-Un depuis l’élection de Donald Trump ont poussé la communauté internationale à imposer des mesures encore plus strictes. L’administration Trump a réussi à rallier bon nombre de pays à sa campagne de « pression maximum », ce qui s’est traduit par l’adoption de sanctions particulièrement sévères au Conseil de sécurité des Nations Unies.
Un pilier central de cette campagne menée par les États-Unis a été de faire pression sur la Chine afin qu’elle mette en application ces sanctions de manière rigoureuse. Depuis plusieurs années, Beijing faisait preuve de laxisme dans la mise en œuvre des sanctions, craignant qu’une pression excessive sur la Corée du Nord provoque l’effondrement du régime, ce qui, aux yeux de la Chine, aurait des conséquences néfastes pour sa propre stabilité. Toutefois, fort préoccupé par le discours guerrier de Trump et la possibilité qu’il ordonne des frappes préventives sur la Corée du Nord, le gouvernement chinois a fait le pari de serrer la vis à Pyongyang. Par conséquent, en 2017, la Corée du Nord, qui a toujours été très habile à contourner les sanctions internationales, a commencé à souffrir de ces mesures, comme en fait foi le déclin important de ses exportations vers la Chine dans la dernière année.
En second lieu, les récents succès dans les programmes nucléaire et de missiles placent Pyongyang dans une bonne position en cas de pourparlers avec les États-Unis. Ayant atteint ses objectifs en novembre dernier suite au lancement du missile balistique intercontinental, le régime nord-coréen pense pouvoir dialoguer d’égal à égal avec Washington. Fort d’une capacité de dissuasion légitime, il compte entamer les négociations sans devoir offrir des concessions excessives aux États-Unis.
Si les deux pays surmontent les embûches qui se dressent devant eux et s’assoient à la table de négociations, la question primordiale est de savoir si le régime de Kim est prêt à négocier de bonne foi avec les États-Unis. Encore une fois, l’histoire des relations entre Washington et Pyongyang est éclairante, puisqu’il ne s’agit pas de la première fois que la Corée du Nord dit être prête à dénucléariser.
En 1994, suite à une entente conclue avec les États-Unis, Pyongyang avait accepté de cesser l’exploitation de ses réacteurs nucléaires, soupçonnés d’être utilisés pour un programme secret d’armements, alors que Washington promettait en retour de fournir des réacteurs visant à combler les besoins énergétiques de la Corée du Nord. Cependant, la méfiance mutuelle a tôt fait de dérailler le fragile équilibre, et tant Pyongyang que Washington n’ont pas respecté leurs engagements, menant au début années 2000 à la rupture de l’entente. Entretemps, le régime nord-coréen avait entrepris secrètement un programme d’enrichissement de l’uranium.
Sous la pression internationale, la Corée du Nord a accepté entre 2003 et 2009 de s’engager dans des pourparlers multilatéraux sur la dénucléarisation avec la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis, le Japon et la Russie. En 2005 et 2007, les six parties ont conclu deux ententes sur la fin du nucléaire, mais celles-ci n’ont jamais abouti en raison du non-respect par la Corée du Nord de ses engagements. Six cycles de négociations n’ayant rien donné, Pyongyang arrêtera ce processus diplomatique en 2009.
En outre, compte tenu de la place prépondérante qu’occupe le nucléaire dans la politique, la défense, la propagande et l’identité nord-coréennes, il serait trop risqué pour Kim Jong-Un de laisser tomber son seul avantage stratégique. L’arme nucléaire est présentée par le régime de Kim comme l’unique salut face aux États-Unis. Sans le nucléaire, selon les médias nord-coréens, le pays est destiné à subir le même sort que la Libye de Mouammar Kadhafi. Ce dernier avait abandonné son programme nucléaire naissant en retour d’un rapprochement de l’Occident avant de subir des frappes de l’OTAN. De plus, la propagande célèbre en grande pompe le statut nucléaire du pays et son appartenance à ce club sélect ne comprenant que neuf membres.
Et si Kim Jong-Un était sincère dans sa volonté d’engager le dialogue sur le nucléaire ? Durant les pourparlers, les discussions risquent fort d’achopper sur de nombreux éléments contentieux tels que les garanties de sécurité exigées par la Corée du Nord afin de dénucléariser. Quelles garanties pourraient être considérées comme satisfaisantes par Kim, surtout lorsque l’on se souvient que des garanties avaient déjà été offertes par le président Bill Clinton ? Les garanties offertes par le président Trump, un leader considéré comme imprévisible tant par les alliés que les ennemis des États-Unis, risquent d’être jugées insuffisantes par son interlocuteur. Pyongyang pourrait notamment exiger un retrait complet ou partiel des troupes américaines en Corée du Sud, une option difficilement acceptable à Washington.
Même en cas d’un sommet réussi entre Trump et Kim, il est donc loin d’être acquis que les pourparlers subséquents mènent à la terre promise. Malgré le rapprochement récent, la lumière est encore très faible au bout de ce long tunnel.