Le dollar canadien : trop fort, trop vite ?
Le dollar canadien s’est apprécié de plus de 30% par rapport à la devise américaine depuis son point le plus bas atteint il y a déjà quatre ans. Cette hausse fulgurante a ébranlé les investisseurs et les exportateurs canadiens qui œuvrent sur les marchés étrangers. S’agit-il d’une bulle spéculative? La devise canadienne pourrait-elle s’apprécier jusqu’à atteindre la parité avec le dollar américain? La Banque du Canada interviendra-t’elle pour freiner cette progression rapide du taux de change?
En janvier 2002, le dollar canadien touchait son point le plus bas depuis plus de trente ans, ne valant plus que 0,62 $ américain. En un peu plus de quatre ans, le taux de change a progressé sans perdre haleine pour atteindre 0,91 dollar américain en mai 2006, un taux qui avait été atteint pour la dernière fois en 1978.
Cette augmentation de plus de 30% a fait mal aux investisseurs canadiens qui avaient acheté des actions américaines pour se prévaloir en 2000 de la hausse de la limite du contenu étranger pour les comptes d’épargne enregistrés. Malgré un rendement cumulatif difficile de 10% entre janvier 2002 et mai 2006 pour la Bourse américaine lorsque l’on exclut l’impact de la devise, l’appréciation du dollar canadien par rapport à la devise américaine a torpillé ce rendement pour faire perdre aux investisseurs canadiens plus de 23% sur cette même période.
Même les exportateurs canadiens ont aussi vu leur marge bénéficiaire fondre, soit parce que leurs contrats sont libellés en dollars américains, et que l’appréciation du dollar canadien a réduit leurs revenus, soit parce que les prix de vente en dollars canadiens deviennent trop élevés par rapport à ceux d’exportateurs d’autres pays dont la devise ne s’apprécie pas autant par rapport au dollar américain.
La valeur fondamentale du dollar canadien
La hausse de la valeur du dollar canadien fait craindre à plusieurs une bulle spéculative en raison de sa progression fulgurante qui menace de troubler les investisseurs et l’économie canadienne.
Mais avant de dénoncer l’exagération du mouvement haussier du dollar canadien, nous vous présentons le graphique suivant qui amène une perspective enrichissante.
La ligne rouge illustre l’évolution du taux de change actuel du dollar canadien par rapport à la devise américaine de 1980 jusqu’à mai 2006. La ligne bleue représente la valeur fondamentale du dollar canadien, telle q’elle est mesurée par la parité du pouvoir d’achat (PPA).
Selon les économistes de l’OCDE, quand une monnaie entre deux pays se transige au niveau de son PPA, les biens exportables de ces deux partenaires commerciaux ont la même valeur une fois convertis dans la même devise. Plus la devise d’un pays s’apprécie par rapport à sa valeur fondamentale, plus les biens et services de ce pays deviennent chers par rapport aux mêmes types de biens et de services d’un autre pays, ce qui nuit alors aux exportations et ralentit la croissance de l’économie. Par conséquent, la demande pour la devise de ce pays s’atténue et la devise revient à sa valeur fondamentale.
Ce principe de parité du pouvoir d’achat établit en quelque sorte la valeur centrale autour de laquelle un système de taux de change flottant devient une soupape d’ajustement pour l’économie.
Le débat sur la préférence d’un taux de change fixe ou flottant s’établit dans ce contexte. En 2001, plusieurs observateurs craignaient une chute perpétuelle du pouvoir d’achat des canadiens pour les biens et services américains alors que la valeur du dollar canadien glissait de 0,67 à 0,62 $ américain. La solution pour certains se trouvait dans la fixité du taux de change. Établir un taux de change fixe à 0,65 $ américain, soit sous sa valeur fondamentale d’environ 0,80 $ américain selon le PPA, équivaudrait à créer des termes de change qui sous-évalueraient de manière fondamentale nos biens et services. Ainsi, les exportations canadiennes prendraient une expansion des plus rapides, ce qui attirerait énormément de capitaux étrangers car les entreprises qui voudraient s’établir au Canada pour exporter ailleurs. Mais comme cette grande demande pour le de dollar canadien ne peut être établie par un ajustement à la hausse sur le taux de change qui doit demeurer fixe, l’ajustement prendrait alors la forme d’une accélération des prix généralisés au Canada (inflation), ce qui effacerait éventuellement la sous-évaluation du dollar canadien. Que l’ajustement des prix se fasse par le taux de change ou par l’inflation, il doit se faire. Le débat est de savoir quel est le meilleur mécanisme d’ajustement pour l’ensemble des bénéficiaires de l’économie.
Tout écart entre le taux de change et le niveau du PPA peut originer de phénomènes économiques, de liquidité ou de sentiment de marché qui agissent de manière temporaire sur la devise, mais qui s’atténuent éventuellement. Ainsi, on entend souvent dire que la parité du pouvoir d’achat est un très mauvais guide pour prévoir les mouvements des taux de change à court terme. Cependant, l’évolution historique du dollar canadien et des autres devises montre la robustesse à long terme du processus de retour gravitationnel autour de cette valeur fondamentale, alors que les forces à court terme vont et viennent.
La période de faiblesse du dollar canadien
D’abord, la période de faiblesse du dollar canadien de 1992 à 2001. À la suite de la récession de 1990, l’économie canadienne avait eu du mal à se rétablir malgré la reprise aux États-Unis en 1993. Ainsi, afin de stimuler davantage la demande domestique, la Banque du Canada choisissait d’abaisser les taux d’intérêt canadiens à plus de 2% sous les taux américains en 1993. Pour un investisseur, il paraissait alors plus avantageux de détenir des bons du trésor américains qui offraient un rendement supérieur de 2% dans une devise perçue « forte ». C’est ainsi que plusieurs investisseurs se sont mis à vendre leurs bons du trésor canadien et des dollars canadiens pour acheter des dollars et des bons du trésor américains, ce qui a occasionné une pression à la baisse sur la devise canadienne qui est tombée à près de 0,70 $ américain en 1995 pour la première fois depuis 1985.
Par la suite, une accumulation d’autres facteurs ont eu une incidence importante sur le dollar canadien. D’abord, la détérioration importante de la balance commerciale diminue grandement la demande pour le dollar canadien.
Ensuite, la levée de la limite du contenu étranger pour les comptes enregistrés cause une réallocation de portefeuilles importante entre 2000 et 2001 alors que les investisseurs fuient une devise canadienne dégringolante et des titres sous-performants pour mieux diversifier leurs avoirs dans les titres américains et d’autres pays qui paraissent alors plus prometteurs. Ce mouvement de capital énorme devint le facteur le plus important de la dévaluation de la devise qui atteindra 0,63 $ américain en 2001, soit 20% de moins que sa valeur fondamentale.
Ayant déjà atteint un niveau d’extrême sous-évaluation, les autres facteurs qui se sont ensuite présentés ont cessé de causer des baisses continues pour la devise. Ainsi, la dernière récession américaine et l’éclatement de la bulle spéculative en technologie ont causé une hausse marquée des primes de risque imposées aux marchés de plus petite taille ou aux marchés plus volatils, comme le marché canadien. Cependant, alors que la Bourse canadienne chutait, la devise canadienne était essentiellement stable et déjà très sous-évalué. L’attentat terroriste en 2001 aux États-Unis et la montée de l’insécurité géopolitique ont majoré davantage la prime de risque des titres volatils partout dans le monde, mais ont laissé le dollar canadien essentiellement inchangé à son niveau plancher.
Les deux phases de la remontée du dollar canadien
Et c’est donc dans ce contexte qu’il faut considérer l’appréciation du dollar canadien de plus de 30% de 2002 à 2006, qui s’établie en deux phases : la fin de la dévaluation du dollar canadien entre 2002 et 2004, et la vigueur de la devise canadienne depuis 2004.
D’abord, la Réserve fédérale américaine est déterminée à relancer son économie et baisse les taux d’intérêt à court terme de façon rigoureuse en 2001 pour les positionner sous les taux canadiens. Cette situation incite les investisseurs à se défaire des titres à court terme américains pour se prévaloir des taux d’intérêt supérieurs au Canada, tout en profitant d’un taux de change des plus alléchants.
Ensuite, l’effet de la réallocation de portefeuille suivant la levée de la contrainte du contenu étranger s’estompe. Donc, tout à coup, il se vend beaucoup moins de dollars canadiens. Aussi, avec la reprise économique américaine et mondiale, les investisseurs reprennent confiance, et les primes de risque pour l’incertitude économique et géopolitique s’estompent, ce qui fait bondir les titres les plus volatils, dont le dollar canadien.
Et rapidement, la sous-évaluation du dollar canadien s’efface, l’économie américaine, canadienne et mondiale ne cessent de surprendre par leur vigueur, et la demande en pétrole et en d’autres denrées qui en résulte font bondir leurs cours. Le Canada est un net bénéficiaire de cet environnement, car 20% des exportations canadiennes sont constituées de biens énergétiques, tels que le pétrole, dont les prix sont en forte hausse, et une proportion similaire en d’autres denrées dont les prix sont aussi élevés.
Une telle demande pour les biens canadiens résulte en une demande extraordinaire pour le dollar canadien. Ainsi, le dollar canadien commence à établir une surévaluation par rapport à sa valeur fondamentale. À 0,91 $ américain, on ne peut cependant parler que d’une légère surévaluation de 13%, tout en respectant l’imprécision de l’exercice du calcul du PPA.
Cependant, les chiffres de la balance commerciale canadienne montrent déjà des signes de stress pour les exportateurs canadiens. Si l’on neutralise l’effet des prix pour lesquels le Canada transige les biens et les services avec ses partenaires commerciaux, c’est-à-dire que l’on mesure la croissance du volume des exportations et des importations plutôt que leur valeur, le surplus de la balance commerciale canadienne fond présentement rapidement. Le taux de change élevé rend les produits canadiens moins abordables et en réduit la demande internationale (industries du meuble, du cinéma, du tourisme). Par ailleurs, l’augmentation du pouvoir d’achat des Canadiens à l’échelle mondiale qui en résulte accroît rapidement leur demande pour les biens importés (industries des pièces automobiles, d’équipement). Si l’on rajoute maintenant l’effet de prix à l’effet de volume, la progression du prix du pétrole et des autres denrées explique essentiellement à elle seule le maintien du fort surplus commercial canadien.
Et qui dit surplus commercial dit accroissement pour le dollar canadien et, par conséquent, une pression à la hausse sur notre devise au-delà de sa valeur fondamentale, pur le temps que ces conditions se maintiennent.
Le dollar canadien pourrait-il atteindre la parité avec le dollar américain? La demande excessive pour le dollar canadien persistera et notre devise continuera sa hausse si les conditions se maintiennent, soit une forte croissance économique canadienne et mondiale, le prix élevé du pétrole et des autres denrées, et que la Réserve fédérale américaine cesse d’augmenter ses taux d’intérêt à court terme. La parité avec la devise américaine, qui représente une surévaluation de 25 % serait alors atteignable, bien qu’un peu limite.
Intervention peu probable de la Banque du Canada
Pourquoi la Banque du Canada n’intervient-elle pas pour contrer la force du dollar canadien? Bien des investisseurs et exportateurs canadiens souhaiteraient une telle intervention, mais la surévaluation du dollar canadien est encore modeste. En fait, l’essentiel des préoccupations n’est pas tans la force du dollar canadien que la rapidité avec laquelle la devise s’est raffermie.
Selon la Banque du Canada, l’intervention devient nécessaire lors d’une appréciation trop rapide attribuable à des facteurs non économiques, comme une forte préférence des investisseurs internationaux pour les titres financiers canadiens. La hausse résultante du dollar canadien pourrait nuire aux exportations canadiennes, et donc ralentir la croissance économique. La Banque du Canada pourrait alors intervenir en réduisant les taux d’intérêt à court terme afin de diminuer l’attrait pour les titres à revenu fixe canadiens, de réduire la demande pour les dollars canadiens et de contrer le ralentissement de la croissance des exportations.
Si, par contre, les causes de la force du dollar canadien sont de nature économique, comme une forte progression de la demande mondiale pour le pétrole et les actifs productifs pétroliers, la hausse du dollar canadien agit à titre d’agent modérateur. La Banque du Canada serait alors peu susceptible d’intervenir pour contrer l’appréciation de la devise canadienne. Selon la balance des forces en présence, elle pourrait même être amenée à hausser les taux d’intérêt pour ralentir un excès d’enthousiasme pour le développement pétrolier au Canada et tout ce qui s’y rattache. La devise serait alors doublement appuyée, au grand damne des exportateurs autres que des produits énergétiques et des investisseurs canadiens sur le marché américain.
Actuellement au Canada, la force du dollar est plus due à des facteurs économiques (ex. demande pour le pétrole) qu’à des facteurs non économiques. Cette perspective établit donc que le dollar canadien déborde un peu de sa zone de valeur fondamentale pour devenir légèrement surévalué. Si les forces en présence se maintiennent, notre devise pourrait facilement s’apprécier davantage.
Cependant, les hypothèses nécessaires pour arriver à ce résultat reposent sur la continuité de dynamiques économiques temporaires et instables : prix du pétrole gonflé par des primes de risques géopolitiques, politiques monétaires américaine et mondiales très expansionnistes jusqu’à tout récemment et qui pourraient devenir plus restrictives. Le ralentissement de l’économie américaine qui en suivrait réduirait alors la demande de pétrole, de denrées et de tous autres biens et services exportés par le Canada aux États-Unis. Ainsi, avec une modération économique mondiale, le dollar canadien serait sur le chemin du retour vers sa valeur fondamentale, autour des 0,80 $ américain.