Le poids des mots, le choc des taux
Parmi les nombreux articles de nature économique et financière, certains s’avèrent particulièrement intéressants. De temps à autre, nous vous présenterons les plus pertinents. Ainsi, à l’approche de la retraite de M.Alan Greenspan, l’actuel président de la Réserve fédérale américaine (Fed), déjà considéré comme le plus grand banquier de tous les temps, un article a particulièrement retenu notre attention. Voici donc le texte de M. Greg lp intitulé « La Fed et le pouvoir des mots»,paru le 22 mars 2005 dans la section The Wall Street Journal, du cahier Votre argent du Journal de Montréal. Dans cet article, vous pourrez apprécier toute la finesse de langage de M. Greenspan qui a ainsi réussi à passer en douceur ses messages, tout en évitant des réactions inappropriées des marchés financiers.
L’économie américaine a montré des signes de reprise, la robuste croissance des emplois et des investissements des entreprises et la vigueur des marchés financiers laissant présager un taux de croissance annuelle de 4 % ou plus, en termes annualisés, ce trimestre. On peut donc supposer que la Fed continuera de relever son taux cible des fonds fédéraux (principal taux directeur), imputé sur les prêts interbancaires à court terme et qui s’établit maintenant à 2,5 %, vers un niveau neutre, c’est-à-dire qui ne freine ni ne stimule la croissance.
Parallèlement, les craintes inflationnistes se sont légèrement dissipées parce que la croissance de la productivité, ou rendement par travailleur, n’a pas ralenti autant qu’on l’aurait pensé l’an dernier et qu’elle pourrait même s’être accélérée au présent trimestre. La productivité a une incidence majeure sur l’inflation car elle détermine ce qu’il en coûtera aux entreprises pour accroître leur production. Il y a donc tout lieu de croire que la Fed s’en tiendra encore à une hausse de un quart de point de pourcentage, et ce, pour la septième fois consécutive. Toutefois, le débat risque de s’envenimer quand viendra le temps de formuler le contenu du communiqué joint à la décision de changement de taux : devrait-on encore laisser entendre d’autres augmentations de un quart de point ? Certains des 19 membres du Comité de politique monétaire (Federal Open Market Committee), dont 12 détiennent un droit de vote, veulent mettre fin à cette pratique, afin de disposer d’une plus grande latitude quant aux mesures à venir. Cependant, d’autres prétendent que les données économiques justifient amplement le maintien d’un tel message.
Politique accommodante
Depuis janvier 2002, la Fed parle d’une politique monétaire accommodante, signifiant par là que les taux d’intérêt sont bien en dessous du point neutre. Et depuis mai 2004, elle répète qu’elle délaissera cette politique accommodante à un rythme mesuré. Or, le terme mesuré est devenu synonyme de hausse de un quart de point à l’issue de chaque réunion. Du coup, les marchés nourrissent une confiance inhabituelle à l’égard des plans de la Fed, ce qui contribue à réduire la volatilité et à contenir les taux d’intérêt à long terme.
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La transparence que la Fed démontre depuis mai dernier tient au fait qu’à 1 %, le taux directeur était bien inférieur au pourcentage neutre et qu’il devait remonter. Mais compte tenu de la croissance rapide de la productivité et du taux de chômage élevé, les risques d’une poussée inflationniste étaient minimes, permettant ainsi une augmentation graduelle des taux.
Néanmoins, il faut s’attendre à ce que ces conditions évoluent à mesure que l’économie reprend du poil de la bête, a lancé Michael Moskow, président de la Réserve fédérale de Chicago, au cours d’une entrevue récemment.
La croissance de la productivité a ralenti, et la majorité de l’excédent de capacité de l’économie a été utilisée, amplifiant les risques inflationnistes. Le taux d’inflation lui-même a monté, mais pas au point d’alarmer la plupart des gouverneurs. Par ailleurs, le taux directeur frise maintenant la zone neutre, qui se situe probablement entre 3 et 5 %.
«Nous avons délaissé cette politique accommodante à un rythme mesuré, mais viendra un temps où nous ne pourrons plus continuer ainsi, a poursuivi M. Moskow. Nous sommes encore loin du taux d’intérêt neutre.»
Véritable énigme
À la mi-février, Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale, a ouvert la voie à un changement dans l’énoncé des messages en évitant d’employer les termes accommodante et mesuré de son témoignage, devant le Congrès, sur la politique monétaire. Il a également insinué que les marchés pourraient sous-estimer l’ampleur des hausses futures des taux fédéraux, qualifiant la faiblesse des rendements obligataires de véritable énigme.
À la suit de cette déclaration, les rendements des obligations du Trésor ont ironiquement grimpé de 4,1 % à environ 4,5 %, tandis que ceux des obligations de sociétés et des titres d’emprunt étrangers, plus risqués, ont augmenté davantage. Qui plus est, la volatilité s’est accrue.
Depuis, plusieurs membres ont manifesté leur préférence pour la terminologie actuelle. «Je pense que le comité continuera d’abandonner la politique accommodante à un rythme mesuré», a déclaré Ben Bernanke, gouverneur de la Fed, mardi dernier.
À Wall Street, les observateurs de la Réserve fédérale se perdent en conjectures sur le sort qui sera réservé à ces expressions à la prochaine réunion. Pour sa part, Bruce Kasman, économiste chez J.P. Morgan Chase, estime que la Fed devrait laisser tomber ces termes, non pour annoncer une augmentation de un demi-point de pourcentage, mais pour se doter d’une plus grande souplesse.
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Réaction imprévisible
«Je ne m’attends pas à ce que les membres cessent d’utiliser ces mots, mais plutôt à fe qu’ils aient une discussion approfondie et nous avertissent formellement de leur disparition à brève échéance», a confié Peter Hooper, chef économiste à la division américaine de la Deustche Bank.
La réaction du marché à un changement de terminologie est imprévisible. Si la Fed supprime le mot mesuré de son discours, on pourrait croire qu’elle envisage une augmentation de un demi-point de pourcentage. Par contre, si elle élimine le terme accommodante, cela pourrait signifier que la hausse des taux d’intérêt tire à sa fin.
Certains analystes soutiennent que si la Fed bannit ces deux expressions, elle pourrait les remplacer par d’autres pour atténuer l’impact de ses décisions sur le marché.
Article reproduit suite à une permission obtenue de The Wall Street Journal Copyrignt © 2005, Dow Jones & Company Inc., tous droits réservés.