L’espérance de vie en planification financière
Les médecins, comme de plus en plus de Canadiens, devront compter principalement sur leurs propres économies pour générer des revenus à la retraite. Même si le Régime de rentes du Québec (RRQ) se trouve grandement amélioré, à partir du 1er janvier 2019, et que le gouvernement fédéral a renoncé à repousser de 65 à 67 ans l’âge d’admissibilité à la Pension de la sécurité de la vieillesse (PSV), ces bonnes nouvelles ne suffisent pas pour assurer la retraite des médecins.
Un grand éventail d’options d’épargne s’offre aux particuliers : régime enregistré d’épargne-retraite (REER), compte d’épargne libre d’impôt (CELI), régime de retraite individuel (RRI), placement non enregistré ou dans une société par actions (SPA), immobilier, etc. Le choix et la combinaison optimale de ces outils dépendent de plusieurs facteurs (niveau de revenu, situation familiale, incorporation, etc.), notamment de la durée de financement de la retraite.
Espérance de vie
Bien qu’essentielle à toute planification de retraite, l’espérance de vie demeure une donnée statistique qui a ses limites une fois appliquée à une situation particulière. En effet, elle correspond au moment auquel la moitié (50 %) des membres d’un groupe homogène (en termes d’âge atteint et de genre) seront décédés. Par exemple, si l’espérance de vie d’une femme de 60 ans est de 92 ans, cela signifie que la moitié des femmes âgées de 60 ans aujourd’hui seront décédées à cet âge ou avant.
Notons que l’espérance de vie à 60 ans dépasse celle à la naissance (ce qui peut paraître paradoxal). Cela est dû au fait que le particulier de 60 ans a déjà survécu jusqu’à cet âge. Statistiquement, à mesure que l’on vieillit, l’âge de décès présumé tend à s’éloigner.
Durée raisonnable de décaissement
Lors de la planification de la retraite, utiliser l’espérance de vie comme date cible d’épuisement des actifs représente un risque important. Rappelons-nous que, statistiquement, 50 % des particuliers devraient dépasser cet âge. Or, si 50 % des personnes survivaient à leur capital, cela signifierait qu’une planification de retraite tablant sur l’espérance de vie pour épuiser le capital risque de ne pas tenir la route une fois sur deux. Il s’agit ici du risque de survie, c’est-à-dire le fait de survivre à son capital.
Une pratique prudente et reconnue consiste donc à ajouter quelques années à l’espérance de vie du particulier dans les projections de retraite. Appelée « durée raisonnable de décaissement », cette donnée représente l’âge auquel 75 % (plutôt que 50 %) des membres d’un groupe homogène ne seront plus en vie. Une planification de retraite basée sur la durée raisonnable de décaissement plutôt que sur l’espérance de vie a trois chances sur quatre de fonctionner. Le tableau suivant présente la différence entre l’espérance de vie et la durée raisonnable de décaissement selon les normes de projection de revenu de l’Institut québécois de planification financière (IQPF) (tableau).
TABLEAU : Espérance de vie et durée raisonnable de décaissement selon l’âge atteint
Âge atteint | Espérance de vie (ans) | Durée raisonnable de décaissement (ans) | ||
Homme | Femme | Homme | Femme | |
40 ans | 89 | 92 | 94 | 97 |
60 ans | 89 | 92 | 94 | 97 |
80 ans | 90 | 93 | 95 | 98 |
Source : www.iqpf.org
À titre d’exemple, même si l’espérance de vie d’un homme de 60 ans constitue 89 ans, l’épuisement de son capital de retraite devrait toutefois être planifié au moins jusqu’à 94 ans. Dans le même ordre d’idées, une femme de 60 ans devrait baser ses projections de retraite sur l’âge de 97 ans (durée raisonnable de décaissement) plutôt que 92 ans (espérance de vie). Enfin, ce tableau relève qu’en matière de longévité, il subsiste encore un écart entre les hommes et les femmes, bien que ce dernier se soit amenuisé au fil des ans.
Toutefois, la conséquence directe d’utiliser une durée de décaissement plus longue consiste à se contenter d’un revenu plus faible durant toute cette période. Cette prudence a donc un coût. Le particulier devra composer avec deux risques :
- d’une part, miser le décaissement des actifs sur l’espérance de vie, toucher un revenu plus élevé et donc prendre le risque de survivre à son capital et de passer les dernières années de sa vie dans la pauvreté; ou
- d’autre part, faire ses projections en se basant sur la durée raisonnable de décaissement, toucher un revenu plus faible et donc risquer de laisser des actifs substantiels à son décès. Notons par ailleurs que plus le particulier compte sur ses propres actifs financiers pour assurer son revenu à la retraite, plus il s’expose au risque de survie. À l’inverse, plus sa retraite sera financée par des sources récurrentes (ex. : RREGOP, revenus locatifs ou rente viagère), moindre sera son exposition au risque de survie.
Essentiellement, il s’agit de choisir entre le risque de vivre pauvre (si on dépasse l’espérance de vie) ou de mourir riche (si on décède avant la durée raisonnable de décaissement). La seconde option semble moins grave.
Risque de survie
L’exemple ci-après nous vient d’Europe. En France, il existe le concept de vente en viager. Il s’agit d’une transaction par laquelle un particulier, habituellement âgé, vend sa résidence et reçoit de l’acquéreur, en contrepartie, un revenu viager (c’est-à-dire jusqu’à sa mort). Le vendeur conserve toutefois le droit d’habiter sa résidence tant qu’il vit. L’acheteur paie le bien sous la forme d’une rente versée au vendeur tant que ce dernier est vivant.
Voici l’histoire de Jeanne Calment née en France le 21 février 1875. En 1965, âgée de 90 ans et n’ayant aucun héritier, elle décide de vendre son appartement en viager à son notaire, Me André-François Raffray. Ce dernier, alors âgé de 47 ans, accepta de lui verser 2 500 francs par mois tant qu’elle vivra après quoi l’appartement lui appartiendrait. Il versa les paiements prévus au contrat durant trente ans jusqu’à sa propre mort en 1995. Il avait alors 77 ans. Son épouse continua les paiements jusqu’à la mort de Jeanne Calment, survenue le 4 août 1997 (à l’âge de 122 ans). Les parties ont assurément établi le montant du paiement (2 500 francs par mois) sur l’espérance de vie d’une femme de 90 ans, c’est-à-dire qu’il lui restait moins de 10 ans à vivre. La suite de l’histoire nous montre que ce fut une grave erreur pour le notaire, Madame Calment ayant grandement bénéficié de cette entente.
Madame Calment était devenue la doyenne des Français le 20 juin 1986, puis la doyenne de l’humanité le 11 janvier 1988, titre qu’elle conservera plus de 9 ans, au grand dam, on présume, de la famille Raffray. On la considère aujourd’hui comme l’être humain ayant vécu le plus longtemps parmi tous ceux dont la date de naissance est prouvée. On notera que l’histoire de Madame Calment a fait les manchettes récemment, certains mettant en doute qu’elle ait vraiment vécu si longtemps.
Cette histoire démontre qu’il est possible de déjouer les statistiques et qu’en planification financière individuelle, la prudence est de mise, car toute erreur peut s’avérer lourde de conséquences. En effet, un régime de retraite ou une compagnie d’assurance vie se basera notamment sur l’espérance de vie pour établir la valeur d’une série de paiements. Si une telle entité avait conclu une entente avec Madame Calment, la perte substantielle découlant de ce contrat aurait été épongée par des milliers d’autres rentiers. En raison de la loi des grands nombres, leur risque est très contrôlé et une telle histoire aurait été au pire anecdotique pour eux, ou, au mieux, une opportunité de marketing. Pour les Raffray, cette décision a peut-être eu des conséquences désastreuses sur les finances familiales.
En conclusion
Si l’espérance de vie est une donnée statistique extrêmement importante pour les régimes de retraite et les assurances vie, il demeure risqué de l’utiliser pour la planification de retraite des particuliers. Ainsi, quand vient le temps de faire vos projections de retraite et d’établir le moment d’épuisement de vos actifs, pensez plutôt en termes de durée raisonnable de décaissement même au risque de pécher par excès de prudence.